11 août 2014

"Ma guerre est finie?"


Cette mobilisation était tombée après une journée de révision. Elle se finit après un peu plus de 30 jours de guerre. Des journées pleines de batailles parfois solitaires. Des combats pour la retenue, la vigilance, la mesure. Des combats pour garder l'espoir qui fait vivre, la vie qui s'échappe si vite, et la perspective qui permet de le raconter. Nous ne les avons pas tous gagnés. Nous avons fait de notre mieux.

Mon armée est à l'image de mon pays. Elle est vibrante, engagée. Elle est idéaliste. Elle est jeune. Aucun d'entre nous n'aime la guerre. Aucun d'entre nous ne rêvait de passer cet été mobilisé. Et pourtant, nous y sommes allés sans hésiter. Ceux qui nous racontent qu'Israël a perdu ses valeurs pionnières, que le sionisme est mort avec le kibboutz et qui pérorent sur un post-modernisme insidieux ont tort. Ils n'ont pas vu le plus beau de ce que ce pays peut donner, à l'heure où tout semblait justement si laid. Loin des films romantiques, la guerre est laide. Elle est pleine de peurs, de destruction, de violence et de larmes. Elle est d'autant plus dure que notre ennemi se cache parmi ses propres civils - pourtant aussi innocents que les nôtres.

Ce n'est pas nier la situation à Gaza que d'écrire qu'à nous aussi, il nous faudra du temps pour retrouver une certaine normalité. Parmi nous, il y a encore des faiseurs de miracles. Il y a des poètes et des brutes épaisses. Mon armée est à l'image de mon pays: elle est imparfaite. Mais elle croit en l'avenir. De nouveau, j'ai été fière de porter son uniforme. Et impatiente de l'enlever. Parce que ça ne suffira pas de gagner cette guerre, il va falloir enfin gagner la paix. Nous allons y arriver. 

La situation serait désespérée s'il fallait se fier aux désespérés.

9 août 2014

"C'est la guerre"


J'ai été mobilisée pour l'opération Bordure Protectrice. C'est une guerre. Ce site reprend exceptionnellement du service pour garder une trace de posts laissés sur la page facebook du blog, au gré de mes allers-retours à l'armée. 

Jeudi - 10/07/14

Ordre de mobilisation. C'est tombé entre deux projets de soirée et en pleines révisions. J'ai extirpé mon uniforme du fond du placard, et préparé un sac pour trois jours. Tsahal a lancé une opération aérienne à Gaza pour faire cesser les tirs. On verra...

Vendredi - 18/07/14

C'est la guerre. Mon 8ème jour en uniforme. De nouveau.

Fierté. Fatigue. Détermination. 

Devant Gaza, de Jérusalem ou de Tel Aviv, soudain devenues aussi part du front, les pensées s'entrechoquent. Que nous tous, soldats réservistes et conscrits, rentrions à la maison entiers. Que les civils, ici et là-bas, soient épargnés. Que ça se finisse. Vite.


Dimanche - 3/08/14

Les jours s'enchainent. A peine le temps de contempler nos vies chamboulées. Cette semaine j'ai grimpé dans un bus pour le sud. Un bus sans numéro, plein de soldats, dont la destination était écrite à la main sur une page blanche: Gaza. Un réserviste portait une guitare en bandoulière d'un coté, et son M16 de l'autre. Sous nos uniformes verts, tous pareils, formes fondues dans le sable et le vent parfois, nous sommes des êtres humains. Et la guerre n'efface pas l'humain, elle l'exacerbe. Nous enfouissons nos pensées sombres au creux de nos uniformes. 

J'ai pensé qu'après cette guerre, rien ne serait plus jamais comme avant. Et puis, du fond du bus, le soldat a gratté quelques notes. On a chanté des chansons d'amour en roulant vers le front. On a chanté pleins d'espoir jusqu'à oublier où nous allions. 

Ils y sont toujours. Certains dans Gaza, d'autres dehors, sûrement. Et moi, de retour à Jérusalem. Toujours en uniforme... Que la guerre est laide! Elle est pleine de cynisme, de rage, de peurs, de destructions, de ruines, de violence, de larmes. Et pire: en face, aussi, ils sont humains. Je refuse de les haïr. C'est peut-être déjà une victoire. 

Reste à ne pas cesser d'espérer que ça se finisse. Vite.

Samedi - 9/08/14

Ca fait maintenant un mois. Il a duré comme une vie.

Le cessez-le-feu a presque tenu jusqu'au bout. J'ai fait tomber tous mes murs de pragmatisme froid pour y croire. J'ai abattu des murailles intérieures pour vivre l'espoir qu'on en aie terminé. Je me suis presque convaincue. Mais les tirs ont repris vendredi.

Ma fac y avait cru, pourtant. Un mail un peu incongru, reçu quelque part dans le sable dans le sud nous a transmis combien l'université était heureuse que nous rentrions "tous vivants". Il nous informait au passage que la session spéciale des examens universitaires commencerait cette semaine. Sans transition.

Moi, je rêve d'une île déserte, de rizières et champs de thé à perte de vue, d'érables rougeoyants devant un lac perdu et de temples engloutis dans une jungle épaisse. Je rêve de très loin. Coincée ici par la guerre, j'ai annulé mon billet pour l'autre bout du monde. Qu'importe. Je rêve d'autant plus libre de contrées apaisées, de paysages silencieux, de sables émouvants. Et au fond de moi, je rêve juste de retrouver ma vie d'avant.

Sauf qu'on est pas rentrés... et que la guerre continue.

Nos vies attendront encore un peu. On sifflote la chanson du clip du Hamas en hébreu diffusé depuis de la guerre. C'était censé nous faire très peur mais le remix pop est en passe de devenir le tube de l'été. Quand tout sera fini, on sortira dans un bar branché de Jérusalem danser dessus pour oublier. Et puis, s'il faut un détour à la bibliothèque avant de s'échapper, on ne sera plus à ça près. Alors on continue d'espérer que ça se finisse. Au plus vite, cette fois.




24 févr. 2013

Un mot de fin

 
Tel Aviv vit à toute heure. Au dessous de chez nous habite une jeune fille éthiopienne qui chante de la soul dans un bar à quelques rues, et dans sa cuisine le matin. Au dessus, une prof de piano qui exerce ses gammes aux aurores et un joueur de cornemuse, qui s'entraine sur la plage, parce que "tu comprends, le bruit"… Ce même bruit qui mêlé à celui du trafic incessant ne semble pas troubler outre mesure les américaines et les hollandais fêtards qui vivent sur notre palier. Au rez-de-chaussée, les voisins sont plutôt punks. La rencontre avec des créatures tatouées en caleçons à clous piquants-et-très-pointus jetées dans la cage d'escalier par un exercice d'alerte aérienne beaucoup trop matinal à leur gout a viré au troisième type et la vengeance du rockeur métal a bientôt envahi tout l'immeuble d'un son compact saturé de basses solides. Comme l'air d'une ville floue, prisonnière de son air confiné, de l'odeur du macadam pollué, d'un amas d'immeubles décrépis et de ses infinis troupeaux de voitures. Une métropole frénétique, parfois chatoyante, souvent bruyante, toujours pressée, jamais couchée.
 
Pas un brin de vent marin, il est bloqué sur le front de mer par les hôtels bétonnés. Et pourtant, tout paraitrait vain sans ce petit bout de bleu entre les tours: un horizon dégagé, l'infini à perte de vue et à portée de vélo…
 
Tel Aviv dit le meilleur et le pire d'Israël, mais surtout le montre, enveloppée de sa coolitude d'abord horripilante, ambivalente, puis bizarrement contagieuse. Et nous voilà, installés dans un "vieil" immeuble des années 40, à la lisière de Jaffa qui existait, elle, déjà sous l'empire romain - au bout de la rue s'unissent la plus vieille et la plus jeune ville du Moyen-Orient. Sans n'avoir jamais vu Mumbai ni Istanbul, ni même les ruelles des docks du Pirée, le sud de la première ville hébraïque leur ressemble. Sciure de bois, petits vendeurs de tout et de rien, sonorités grecques ou arabes, magasins de meubles, artisans, ouvriers, hangars et garages, baraques de falafel, borekas à la bulgare, odeurs d'abats de viande grillés, les rues sont sales de cambouis, de ruines de vélos encore solidement fixées à un bout de ville, de papiers et de palettes de bois abandonnées. A trois pas, près de la gare centrale se pressent au soir tombant des masses migrantes dans des cafés internet reliés à l'Erythrée, au Soudan ou aux Philippines, des maisons ouvertement closes, et des églises bariolées où officient tour à tour griots et pasteurs évangélistes.
 
A quelques centaines de mètres, sous les platanes du boulevard Rothschild, la jeunesse branchée de Tel Aviv déambule, farouchement insouciante, entre des terrasses toujours pleines, alors que la nuit efface le filtre criard du jour. On mange et surtout on boit partout à Tel Aviv. Vue à travers les lucarnes de lumières qui égayent ses immeubles fondus dans le noir, la ville semble presque humaine - bouillonnante puis lasse, chaleureuse mais réservée, toujours animée. Derniers témoins un peu mélancoliques d'une nature presque introuvable, les arbres de Tel Aviv sont chargés de clémentines. Pas un jardin de quartier, le béton a dompté tout reste sauvage. Reste la mer. "Comment, ça ne vous suffit pas!?" - le serveur magnifique mais surement gay d'un café sur la plage aura eu l'air parfaitement choqué. Aucune réticence ne résiste à une assiette de tehina aux embruns de mer couleur argent, et ne subsiste pas même un reste de pensées grises après un jus de grenade en terrasse - on se dit soudain qu'on pourrait bien s'en accommoder.
 
Tel Aviv… La ville des possibles, beaucoup de possibles, tout est possible! A quoi faut-il donc rêver, en Israël, quand on a finit l'armée? Nos journaux vendent des unes aux titres catastrophiques - complot d'espionnage aux dimensions romanesques entre Israël et l'Australie, rumeurs explosives d'une société palestinienne au bord de l'implosion, massacres et tueries à nos portes en Syrie, et savants commentaires des avancées nucléaires iraniennes. Personne ne semble vraiment les lire dans cette ville occupée, bien trop pour se préoccuper des turpitudes de la situation. Les électeurs israéliens ont réussi à désavouer tous nos partis en une seule élection, les uns par les autres. Un mois a filé entre négociations de coalition et déclarations tonitruantes mais toujours pas de gouvernement en vue. La vague d'espoir née le soir des résultats s'est diluée dans un soupir de soulagement et transformée en une pointe d'inquiétude. Israël a sauvé sa gauche moribonde et repoussé une droite décomplexée grâce à un centre nouveau. Et maintenant?
 
Certains préparent leur évasion à l'étranger. Cambodge, Thaïlande, Peru, Argentine, Chine, Ethiopie, Canada ou Kenya - n'importe où, mais loin! Un ailleurs où oublier notre hyper-acuité face à l'actualité. Pendant deux ans au moins, nous avons été le conflit. Certains les armes à la main, d'autres un stylo, d'autres devant un clavier, tous plongés dans un quotidien décalé, son urgence parfois tragique et sa répétition fatidique. Deux ans, plongés dans un énième rapport sur l'activité ennemie à nos frontières, briefés sur l'évolution des risques régionaux, les points chauds, les déploiements de troupes, à suivre l'évolution des situations heure-par-heure, suspendus à la radio à chaque annonce d'une anicroche - un petit rien, juste quelques soldats blessés - en espérant qu'on ne les connait pas. Et puis il y a ces autres pour qui l'armée n'est pas terminée, et à qui on est tant attachés. Est-ce aussi peut-être pour ça que les uns prennent de la distance: pour fuir un peu, se détacher, retrouver ailleurs une simple normalité?
 
Et pourtant. Après avoir rêvé d'un billet pour Londres, Paris, Montréal ou Berlin toute la fin de mon service militaire, c'est ici que je veux vivre. Les vieux pamphlets d'encouragement à l'aliyah dans les locaux d'un mouvement de jeunesse parisien proclamaient déjà un slogan dont la pertinence brille d'autant plus aujourd'hui: "venons en Israël pour construire et nous y construire". Les envies de voyages ne manquent pas, un bol d'air à l'étranger serait le bienvenu - mais mon Inde, c'est ici. Et il y a tellement à faire. L'aliyah s'est terminée quelque part entre Erez et un pick-up chargé de mes cartons sur la route entre Jérusalem et Tel Aviv.
 
Il est temps de tourner la page de ces carnets. Pas pour toujours peut-être, le temps de réfléchir à un autre support, d'imaginer la suite, de prendre un peu de recul. Merci à vous, lecteurs, qui avez fait vivre ce blog de votre présence, d'un clic anonyme souvent et de vos commentaires parfois. C'est ici que nos chemins se séparent sur le web même si ce n'est pas vraiment un adieu. Pas "shalom" - d'ailleurs la paix est bien évasive - mais plutôt "lehitraot". Au revoir, à la revoyure…


La page facebook de ce blog reste active, et surtout le compte twitter (@carnetsdaliyah). N'hésitez pas à les suivre! L'auteur de ces lignes tire sa révérence et est toujours joignable par mail à carnetsdaliyah@gmail.com.

20 déc. 2012

"Même les débuts ont une fin"

  
"Même les débuts ont une fin!" - les mots se sont formés dans mon sourire, alors qu'une soldate me tend les ciseaux pour couper ma carte d'identité militaire.
 
Quitter l'armée est une aventure à affronter armée d'un formulaire que chaque base qui fut un jour responsable de moi doit signer. Autant résumer, c'est une vraie quête d'identité dans le système administratif de Tsahal! J'ai écumé les étages de bâtiments déserts, fait un aller-retour entre deux bases-mères et une annexe presque abandonnée, signé les papiers où un texte en toute petite police précise que je suis réserviste jusqu'en 2025, trimballé mon gros sac khaki chargé de tout mon matériel militaire, tempêté devant un ordinateur récalcitrant à imprimer une dernière autorisation de sortie... et puis, d'un seul coup, le poids des responsabilités s'est levé, et dans un soupir de soulagement j'ai réalisé. Cette fois-ci, Tsahal c'est fini, j'me mets au vert!
 


Ma première période en Israël touche à sa fin. Un peu plus de trois ans après sa création, c'est aussi le centième post de ce blog. J'ai changé, et ces carnets aussi avec moi. Il ne s'agit plus de raconter le "petit pays complexe", mais de partager un vécu. Ce "presque normal", c'est aussi moi.
 
Par besoin, par obligation, mais aussi par choix, je n'ai jamais décrit ici les moments les plus difficiles, les défis les plus personnels de mon service militaire. Je n'ai même pas essayé de raconter les jours d'émeutes en Cisjordanie, ni l'absurdité d'une journée perdue à faciliter le passage d'une giraffe à un checkpoint. Je n'ai pas voulu parler de ces deux sorties en mer, à l'aveugle, à la poursuite d'une flottille "humanitaire" en direction de Gaza. Ni cette journée folle à la frontière syrienne, incrédules face à une foule civile se ruant sur un champ de mines. J'ai appris la violence des faits, et celle des mots pour les décrire.
 
"Tu as vu cette armée en marche. Tu sais, maintenant." - me dit mon commandant en m'accompagnant une dernière fois vers la sortie de notre base. Si le livre qu'on pourrait écrire sur cette période qui s'achève n'est jamais publié, ce blog garde la trace de deux ans de l'expérience la plus passionnante, difficile et enrichissante de ma vie. Quelque part, ce blog constitue mon bien le plus cher.
 
Serait-ce tout? Loin de là! Il y a eu aussi ce sentiment d'appartenir à une caste différente, légèrement décalée du reste de la population, où chacun est responsable de tous. En deux ans, j'ai gagné une famille, presque aussi dysfonctionnelle que les vraies: entre fous-rires improbables, nuits blanches devant les ordinateurs d'une base isolée, ces matins où le journal raconte une situation vécue la veille et ces permissions où l'on préfère rester ensemble - même si certains ne rentreront de fait pas chez eux.
 
Il y a des guerres justes, il n'y en a pas de bonnes. Le dernier conflit a renforcé une conviction profonde: il n'y a pas de victoires joyeuses sauf peut-être celle d'éviter à la majorité de connaître la guerre, justement. Alors, il y a ces moments de fierté intense en rentrant d'une frontière vers Tel Aviv, à contempler l'insouciance d'une ville où s'ils le désirent les gens peuvent ignorer ce qui se trame à quelques dizaines de kilomètres de chez eux. C'est notre plus belle victoire.
 
Et maintenant? En avant les histoires!


23 nov. 2012

"Opération Pilier de défense"

 
Quelques lignes, certaines jetées sur un cahier à spirale au fur et à mesure, un récit et quelques anecdotes à chaud sur ma première guerre en uniforme. Après un passage en coup de vent à la maison jeudi soir - le temps d'une lessive, de dévorer tous les légumes de la maison, et d'un coup de fil aux parents - je suis de retour à l'armée.
 
On l'avait tant annoncée qu'on s'était persuadés qu'elle n'aurait en fait pas lieu. Maintes fois prédite, toujours repoussée, jusqu'à cette semaine. La guerre s'est insinuée dans les méandres du quotidien "presque normal" d'Israël. Ce même conflit qui s'étale sur les pages de vos journaux du matin, entre une photo sanglante et une publicité. Dix jours d'absurdité totale, au rythme des annonces: état d'urgence, mobilisation des réserves, négociations indirectes...

Mercredi - "Perle? Rappel immédiat, ça commence..."

Un téléphone me ramène brusquement à la réalité. Depuis une semaine, après nous être nous-même fait tirer dessus près de Gaza, nous savons la situation critique. Dimanche, les tirs sur le sud se sont intensifiés, ont fait craindre le pire. Mais rien. La liste des soldats blessés s'allonge, nous sommes depuis plusieurs semaines en alerte, dans les préparatifs d'une opération d'envergure. J'avais hésité et tergiversé, fini lundi par décider de rejoindre les copains en vacances dans le désert. Mais sur une colline désertique, en touillant un thé au goût feu de bois, la nouvelle me prend de court. J'ouvre la carte : dans deux heures on croisera une route, c'est parti...


 
Alors que je suis déjà dans un autobus vers la civilisation, Tomer et Yam reçoivent le même coup de fil sur une autre colline. Puis Dani, et Ron, et Lital. Et Dror aussi. Et tous les autres. Nous sommes tous rappelés, un par un. Entre les copains en service et les réservistes, on finit par presque ne plus connaître personne qui ne soit pas impliqué. On entend, entre les grésillements de la radio, nos politiques affirmer aux populations bombardées du sud d'Israël que l'armée est prête, forte, presque invincible. Qu'elle ramènera le calme. On les croit même. Jusqu'à se rendre compte qu'ils parlent de nous. Cette fois ci, Tsahal, c'est nous.
 

 Jeudi - "C'est quoi ce bruit...? Les sirènes hurlent à Tel Aviv!"
 
Tsahal a tué le chef des factions armées du Hamas, et lance l'opération Pilier de défense. Le sud est sous les roquettes. On conduit fenêtres ouvertes, en écoutant l'onde silencieuse, une fréquence radio vide pour prévenir la population civile des alertes à chaque tir de missile. Avec 15 secondes pour fuir, mieux vaut être certains d'entendre la sirène. Autour d'Erez, aux portes de Gaza, on est si proches que les hauts-parleurs préviennent souvent après le premier impact. On se rassure comme on peut, en se disant notamment que la plupart des roquettes tombent dans les champs - avant de se rappeler que c'est exactement là où s'amassent peu à peu nos forces, à portée de tir...





Près d'Erez, le seul point de passage ouvert entre Israël et Gaza. Le mur se transforme en barrière grillagée à quelques centaines de mètres, plaçant la route militaire à la merci des snipers du Hamas.


La population civile est terrée aux abris. Un gosse du coin m'explique à l'aube comment discerner au bruit le sifflement des tirs de mortiers du ronflement des roquettes. Dans le ciel les premiers laissent une trainée irrégulière, comme celle d'un ballon qui se dégonfle. Les déflagrations des batteries anti-aériennes sont assourdissantes, elles interceptent en vol les missiles les plus meurtriers, laissent après l'explosion un petit nuage qui se diffuse progressivement... Je croise un rabbin en panoplie de motard qui parlemente avec les soldats pour les faire prier, et finit par repartir sans succès.


Le ciel du sud, strié des trajectoires de roquettes et des interceptions du système anti-missile Dôme de Fer. 


Il y a des morts depuis le matin, chez nous comme chez eux. A Erez, le point de passage est ouvert. Les journalistes étrangers s'y pressent, les travailleurs internationaux aussi. "Où est-ce le plus sûr, à l'intérieur?" - j'évite la question. Aucune idée. Je me demande ce que "sûr" peut vouloir dire dans cette zone alors qu'une roquette éventre avec fracas la bergerie du kibboutz tout proche. Les avions de Tsahal nous survolent, suivis bientôt de nouveaux bruits d'explosion. Avec la tombée du soir, ça tire partout, sans arrêt. Les débris de béton et de métal volent. Des ambulances de notre côté mènent un étrange ballet lumineux, stationnées au sein du checkpoint militaire pour évacuer des blessés palestiniens vers nos hôpitaux.

On s'informe des derniers détails opérationnels auprès du quartier général de l'unité à Tel Aviv. Et puis, au téléphone, on se tait tous. Le bruit lancinant d'une sirène parvient du combiné. "Il y a une alerte à Tel Aviv!" - pour la première fois depuis la guerre du Golfe, la "bulle" est la cible de tirs. L'atmosphère est irréelle.
 
Vendredi - "Ils tirent sur Jérusalem!" 
 
On s'échange les clefs de la maison. Les copains mobilisés à Jérusalem qui prennent leurs gardes la nuit y dorment le jour. J'entrecroise parfois un de mes colocs. Ils étaient tous dans la même unité du renseignement spécialiste du nord - et épargnée par le rappel des réservistes. Ils continuent une vie presque normale, vont en cours à l'université même si leurs classes se sont partiellement vidées, sortent le soir pour tenter de penser à autre chose.
 

A Tel Aviv, les tirs continuent. Tsahal y déploie le Dôme de Fer, espérant sauver la ville des missiles. La municipalité annonce l'ouverture de tous les abris publics. Sur le Golan, Tsahal répond à des tirs de Syrie, une nouvelle fois. En roulant du sud vers Jérusalem, un coucher de soleil rose surprend par sa beauté brute. J'ai l'impression de rentrer vers un havre de sécurité, loin de la folie qui rage plus au sud et plus au centre.
 

"Il y a une alerte, où est l'abri? Mais non, c'est surement la sirène pour shabbat... Quoique c'est un son montant-descendant. Ils tirent sur Jérusalem!"
 
Stupeur. Il fallait oser. Le risque est énorme, non seulement de toucher la population arabe mais personne ne veut imaginer les conséquences si l'un des lieux saints était endommagé! Du deuxième sous-sol du centre de l'unité, au centre-ville de Jérusalem, on entend l'explosion sourde, lointaine.
 
Vendredi soir, très en retard, je passe chez Tzouki partager un repas de shabbat avant de retourner à l'armée. Le ton est déjà bien monté. Ils m'assaillent de questions auxquelles je n'ai aucune réponse. Oded pense refuser son ordre de réserve pour ne pas laisser sa femme et ses deux petits enfants derrière lui. Les parents grondent. "
Tu as des droits et des devoirs. Tu es mobilisé, tu y vas. Un point c'est tout..." - en attendant, Li-An, 5 ans, se glisse dans la chemise de mon uniforme. 

Lundi - "Tseva Adom - alerte rouge - à Ashdod. Silence... Ashdod, c'est nous!"
 
Les journées défilent, et avec chacune une longue litanie de catastrophes. Je vis avec trois téléphones qui sonnent sans interruption, on dort peu. Il y a plus d'une centaine de blessés en Israël, et quatre tués. A Gaza la liste des morts s'allonge : pour la plupart des terroristes, mais aussi des civils, aussi innocents que les nôtres. Dans le bus vers Jérusalem, des gamins font remonter vers les soldats tous leurs trésors de chocolat, bonbons et raisins secs. On écoute de la musique avec un seul écouteur, pour ne pas manquer une alerte. On se dit que pour eux on est prêt à tout.
 

Devant une batterie du système Dôme de Fer près d'Ashdod, des Israéliens bravent les alertes pour rôtir des steaks, nous conseillent de dormir un peu "dès que possible", filment les interceptions sur iPhone. Il semble qu'Israël vit au rythme des flashs info et d'une playlist du Idan Raichel Project, sur toutes les radios, interrompu par la douce voix d'une présentatrice qui annonce les villes visées.
 

La batterie du système anti-missile Dôme de Fer, près d'Ashdod. 
Avec plus de 420 interceptions en une semaine, le système est devenu le premier rempart des israéliens contre les tirs de roquettes...


La diplomatie est en marche, on évoque, incrédules, une possible trêve. "Il faut aller jusqu'au bout maintenant, ne lâchez-pas!" - nous hurle une mère de famille dont les enfants s'entassent dans une petite voiture en évacuant la ville. Au bout de quoi? Un jour, c'est vrai, nous n'aurons plus le choix, il faudra agir, ce sera de nouveau la guerre. La région a bien changé. Et si le but est de ramener le calme dans le sud, s'il est atteint autrement, peut-être pourra-t-on se passer d'une opération terrestre. Le Hamas aura gagné une bataille symbolique, nous aurons réussi à ne pas perdre celle de l'image. Nous aurons détruit leurs infrastructures militaires, ils lécheront leurs plaies. Tant que les tirs de roquettes cessent, nous aurons repoussé encore un peu le prochain épisode du conflit.

Mardi - "Peut-être demain..." 
 
Une roquette a explosé près d'une base improvisée plus au sud, où sont rassemblés des réservistes. Il y a un mort, tout le monde le sait. Quand la nouvelle finit par sortir, on apprend qu'il avait 18 ans, qu'il était soldat conscrit, qu'on porte le même uniforme. Entre vibrations soudaines, rumeurs d'un accord et démentis, bilans médiatiques, prédictions alarmistes et espoirs d'accalmie, je répond à un coup de fil de ma banque qui propose un plan épargne "
à des taux avantageux". J'essaie le téléphone de Yam qui sonne dans le vide, je l'imagine en haute mer quelque part au large de Gaza. 

Au sud de Tel Aviv, une roquette a frappé de plein fouet un bâtiment à Rishon LeTsiyon. C'est là que se trouve la branche locale d'IKEA en Israël. Il y a aussi des blessés. On se demande comment on pourrait arriver à un cessez-le-feu dans ces conditions. Les copains à Gaza ont reçu l'ordre de se tenir prêts à une opération terrestre, la tension pour eux est difficilement soutenable. On parle d'une potentielle accalmie dans la nuit...
 

Epuisés mais paradoxalement vraiment concentrés, on mène au sein de l'unité des conversations étrangement profondes, très politiques. Nous sommes au coeur de la machine d'Etat. On parle de ce pays, de notre avenir, de l'absurdité du sentiment de sécurité partagée quand nous sommes à l'armée - moins dehors - et de la tension qui crispe le pays. On se demande si la paix qu'on nous promettait petits n'est plus qu'un rêve des années 90, s'il y a vraiment encore de quoi espérer.
 

Mercredi - "Un bus a explosé au centre de Tel Aviv!" 
 
A la station essence près du kibboutz Yad Mordechai: les réservistes se pressent à la caisse de la supérette. Dernier bastion de civilisation avant le front, en zone militaire fermée, tout autour de la bande de Gaza. Ils sont gonflés à bloc, attendent les ordres, espèrent secrètement qu'ils ne viendront pas. J'y croise Ido, un peu perdu de vue depuis le début de mon service militaire, et l'équipage de son tank qui y font halte. "
J'ai vu Nitzan hier, tu te rappelles on était ensemble en première année? Il est avec une unité d'infirmiers plus bas vers Kissoufim."




Allers-retours, d'un checkpoint de l'armée qui interdit l'accès en zone militaire jusqu'à Erez, à 500 mètres, où transitent toujours les étrangers. Un groupe de photographes free-lance débarque caméra au poing, sacs à dos, cigarettes aux lèvres, écharpes de baroudeurs. Des touristes de guerre. Ils nous regardent comme des assassins, semblent tout droits sortis d'un trek en Inde, avant de s'engouffrer dans le point de passage. L'un d'entre eux jette un oeil furtif sur le béton explosé près de la route d'accès, demande si c'est un impact. J'opine, le voit esquisser un sourire compatissant et disparaître. Les bruits d'explosion continuent autour de nous, moins réguliers peut-être, mais toujours trop près.

Déjà en route vers le nord, un coup de téléphone du quartier général de l'unité nous intime de rentrer immédiatement alors que nous sortons d'Erez. Un autobus a explosé au centre-ville, il y a des blessés. J'envoie un SMS absurde pour rassurer mes parents - "ne vous inquiétez pas, je suis vers Gaza pas à Tel Aviv". Et pourtant dès la sortie de l'autoroute en arrivant, l'ambiance est électrique. L'attentat a frappé au coeur de la ville, la base-mère de Tsahal est très proche, toutes les rues sont bloquées. Les ambulances déboulent sirènes hurlantes, des hélicoptères quadrillent le ciel. Les terroristes se sont échappés, une chasse à l'homme commence.

Sans commentaire: lors de la conférence de presse qui annonce la trêve, la télévision nationale annonce que les sirènes fonctionnent dans le sud. Au moins 12 roquettes ont été tirées vers Israël depuis l'entrée en vigueur du cessez-le-feu. 

Personne n'y croit, ni ne comprend pourquoi. Il nous faudra quelques heures pour souffler, être joyeux, presque exubérants à force de soulagement: nous avons signé un accord de cessez-le-feu. Et puis pour se mettre à réfléchir. La trêve tiendra-t-elle? Au moment où elle est annoncée, les sirènes retentissent dans le sud. Mais après quelques tirs sporadiques dans les heures qui suivent la mise en place de l'accord, le calme revient. Pour l'instant.

Dans la soirée, Tsahal annonce la fin de l'opération Pilier de défense. "Tous les objectifs ont été atteints" dit le communiqué. On s'accroche à l'espoir d'un processus politique qui fasse tenir le calme. On se dit qu'il faut fêter ça, sans trop savoir quoi.

Jeudi - "C'est fini?" 

Une annonce sur les boîtes aux lettres de la maison annonce que la municipalité a vérifié l'abri et qu'il est maintenant ouvert. Ils sont en retard pour la guerre.
 
"Ville de Jérusalem - L'abri municipal est ouvert au public. Pour toute demande particulière composer le 106." 
Nous ne sommes pas sûrs de son emplacement, mais il existe bien cet abri! 
 
Les cafés se sont de nouveau remplis à Jérusalem, où la situation reste encore un peu tendue. A Tel Aviv, dans quelque temps nous irons de nouveau à la plage en toute insouciance. Mais surtout, notre gouvernement a prouvé sa capacité à garder la tête froide, à refuser la fuite en avant, à accepter le compromis. C'est presque inespéré! Nous n'avons pas semé la mort et l'enfer à Gaza, et le sud d'Israël semble vivre pour un moment sans tirs supplémentaires. Alors oui, un bus a explosé à Tel Aviv - mais nous avons déjà vu tellement pire.


Il pleut depuis ce jeudi en Israël, et les bruits d'explosions ne sont que ceux de l'orage. Ma première guerre se termine, par un week-end à l'armée. Je n'aurais jamais été aussi fière de l'époustouflante résilience de ce pays, et de l'uniforme que nous portons. Mais jamais aussi impatiente de l'enlever non plus! 

28 sept. 2012

"C'est un pays normal"

 
Le temps d'une nuit et d'une journée, le pays tout entier s'est calmé, replié sur lui-même. L'espace aérien national a fermé, les radios et télévisions ont cessé d'émettre, les autoroutes se sont vidées. On a écouté Jérusalem devenue silencieuse, comme apaisée. Et puis, alors que la nuit remplaçait le jour, une longue sonnerie de shofar est parvenue d'entre les collines, dérangeant à peine le contenu du silence. Kippour a fini. 

Place à Soukkot

Sur les terrasses toujours ensoleillées des cafés dans Jérusalem on a dressé cette semaine des cabanes éphémères¹ - en souvenir des cahutes des tribus d'Israël en pleine traversée du désert. Les moissons sont en cours dans les campagnes, on annonce le Yoré pour les semaines à venir: une première pluie saisonnière pour casser la sécheresse, avant les récoltes d'automnes. Dans les jardins publics et partout à l'Est, on cueille déjà les olives pour une première pression d'huile pure avant que les fruits ne se gonflent d'eau. Et au shouk Makhane Yehouda à l'Ouest, l'automne annonce le retour des courgettes, fenouils, patates douces, aubergines, racines en tout genres, et même des topinambours - que les israéliens appellent bizarrement "artichaut hiérosolymitain".

Après deux jours de trempage, on a ouvert chaque olive encore un peu verte d'un coup de couteau, 
préparé un bain de sel, et on tente: citrons, petits piments du jardin, genièvre, laurier, thym et romarin... 
Verdict dans un mois! Les conseils avisés sont les bienvenus.

La maison vit dans une ambiance de changement, au rythme des départs et des installations. On s'échange les clefs. Yam et Efraïm sont partis voyager. Gal est sur le retour, juste à temps pour la reprise des cours - "après les fêtes". Les cartons de Nadav sont à peine ouverts. Shira nous est encore presque inconnue. L'année nouvelle est entamée mais n'en finit plus de commencer... 

Dans la cuisine toujours très peuplée, nouveaux et anciens se croisent au rythme des passages de chacun. Les chats qui prolifèrent dans le jardin jettent sur nos passages chargés de meubles un regard fugace, et feignent un feulement fatigué lorsque nos apéritifs dérangent leurs félines siestes. On parle de Jérusalem, entre paroxysme du conflit et havre de création culturelle hébraïque underground, des copains qui construisent un "kibboutz artistique et éphémère" sur un terrain abandonné dans un quartier excentré ou de ce nouveau bar du centre-ville qui propose une fête de "fin du monde" tous les jeudis en attendant la guerre nucléaire. Une amie d'Efi de passage en Israël nous pose franchement la question, vit-on dans un pays "normal"?

Ici la forme de la kippa des garçons trahit leur appartenance idéologique, le passage à l'heure d'hiver au tout début d'automne déclenche des manifestations massives contre le pouvoir politique démesuré des religieux orthodoxes, et quand la plupart des français s'inquiète du pouvoir d'achat une majorité d'israéliens questionnent l'existence continue de l'état en cas de conflit avec l'Iran. Ici la ligne s'allonge à la poste parce que le fonctionnaire du seul guichet ouvert s'est absenté pour prier, le conducteur du bus cause un embouteillage monstre en stoppant en pleine rue pour acheter du pain avant shabbat avec l'approbation générale des voyageurs, qui sursautent tous au son d'un pneu éclaté par la chaleur et soufflent tous d'être en vie pour en rire. 

A Jérusalem, les touristes s'étonnent souvent "de ces armes partout" au grand étonnement des locaux qui ne les voient pas du tout. Et puis ici, l'Est, défiant toute logique, est aussi au sud et au nord, ligne verte oblige! Un repas entre copains permet au passage de vérifier que, non, personne n'a été récupérer les masques à gaz, et donc que oui, en cas de conflit chimique, "c'est la fin!" - et d'en rire sincèrement. D'ailleurs, on ne sait pas où est l'abri le plus proche - et on met bien sur un point d'honneur à ne pas vérifier. 

Jérusalem n'est pas Sarajevo, loin s'en faut. Serait-ce donc Paris, New York, ou même Berlin? Certainement pas. Et pourtant, à peine les contes de sa mythologie urbaine se sont-ils teintés de l'anormalité de sa normalité. La vie ici, comme partout, est faite de hasards comiques et tragiques, et de beaucoup de moments d'entre-deux. 

Et pourtant. Il y a une semaine, trois terroristes bardés d'explosifs ont tué ce même garçon religieux, un peu timide avec des lunettes de travers, entraperçu en zone militaire à la frontière égyptienne un mois plus tôt. "C'est peut-être la différence", dit quelqu'un entre deux bouchées d'un gâteau à tous les fruits perdus de la maison, "ici, demain n'est pas forcément un autre jour." Et Yam, engloutissant la fin du dessert d'une très (très) grande bouchée, dans son demi-sourire presque pitre: "Faut profiter!"

1. Soukkot est une des trois fêtes majeurs du Judaïsme, durant laquelle s'effectuait à l'époque du temple un pèlerinage vers Jérusalem. Soukkot célèbre l'assistance divine reçu par les tribus d'Israël dans le désert à la sortie d'Egypte, et pendant huit jours, les juifs religieux prennent tous leurs repas dans une cabane - la soukka.

17 sept. 2012

"Une bonne et douce année"

 
L'été s'estompe à Jérusalem, la ville semble hésiter encore entre sempiternelle fournaise estivale et douce brise d'automne. L'été a filé, fugace. Peu à peu, les feuilles chatoyantes des bougainvilliers - fushia, rouge, ou orange - s'étiolent dans les jardins. La nature amorce son changement, Israël à son tour ralentit, le pays s'absorbe dans la torpeur de la "période des fêtes". 

Rosh HaShana, d'abord, le nouvel an juif. Entre les collines de Jérusalem retentissait aujourd'hui le son rauque, animal, du shofar¹ soufflé dans les petites synagogues de quartier. Mais l'année ne commence pas encore vraiment: suivent justement ces fameuses "fêtes" et avec elles la promesse de semaines à peine travaillées, presque entièrement consacrées à réunir la tribu autour de pantagruéliques agapes. 

Et quand le soleil se couche sur l'an 5772 du calendrier juif, l'année commence donc par un repas...

L'Hébreu est une langue-concept, où chaque famille de mot est dérivée d'une même racine et où les sonorités permettent par le jeu de mots un subtil jeu de sens. S'ensuit un rituel un peu païen, où la racine du mot "épinard" rime avec "bouter" et le souhait de voir nos ennemis repoussés hors de portée de nuire. On mange les mots - une miette de tête de poisson pour poursuivre en avant l'année nouvelle, une bouchée de petit pain rond et sucré pour une année sereine. Grenades, loukoums et sésame, quartiers de pommes au miel, confitures acidulées, tout est bon pourvu que cette année soit plus douce!

Où sommes-nous en cette fin 5772, et que seront nous dans un an? Pour le Jerusalem Post, l'an passé aura été celui où tout s'est "presque" passé. L'état palestinien aura presque été déclaré par l'ONU, presque. En Israël, des élections ont presque eu lieu, le mouvement social qui avait soulevé tant d'espoir a presque été synonyme de changement, le pays a presque gagné une médaille aux jeux olympiques, le régime génocidaire syrien est presque tombé, la guerre avec l'Iran a presque été déclarée... 

Mais Gilad Shalit, lui, est enfin rentré chez lui cette année! Et dans la tourmente d'un monde arabe en changement, la situation ici est calme, étonnamment stable. Le pays traverse la crise mondiale avec le plus bas niveau de chômage de son histoire. La croissance économique est positive. Pour la première fois le nombre de Juifs en Israël dépasse celui de la diaspora, nous sommes aujourd'hui presque huit millions. Qui l'eût cru? Les pionniers du petit Etat juif osaient certainement à peine le rêver.

Alors qu'importent les nouvelles alarmistes. Qu'importent les émeutes dans les capitales voisines, la suspension des vols de Tel Aviv au Caire et les tensions d'un Sinaï toujours plus instable, le compte à rebours avant l'Iran nucléaire, les distributions de masques à gaz généralisées, la mort annoncée des accords d'Oslo, l'irrationalité des politiques locales, les gesticulations internationales et les prédictions de conflits chimiques... 

S'il est un peu présomptueux de nous souhaiter une année de paix, espérons qu'elle soit du moins apaisée. Et au dessert, quelques figues bien mûres et une lampée d'alcool de mirabelle doivent certainement aider. Shana tova²!


1. Shofar: lors de la fête de Rosh HaShana, une corne de bélier - le shofar - est sonnée durant l'office religieux, plutôt solennel, et invite la communauté à l'introspection. L'instrument symbolise ce passage du nouvel an, et la fête est aussi appellée "Yom Terouah" - le jour de la sonnerie!

2. Bonne année!